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L’excès de formalisme juridique étouffe les droits fondamentaux

Commentaire de la décision de la Cour européenne des droits de l’Homme, A.M. c. Pologne – 8 juin 2023

La Cour européenne des droits de l’Homme (CourEDH) rejette la requête de huit femmes polonaises contre la loi ultra-restrictive de l’avortement, ne se prononce pas sur le fond.

  1. L’avortement en droit international

               Dans cette décision, adoptée à l’unanimité, la 1ère section de la CourEDH a rejeté les requêtes de huit femmes polonaises, qui contestaient la nouvelle version de la loi sur l’avortement. Depuis octobre 2020, l’avortement n’est plus permis dans les cas où le fœtus est atteint d’un dommage grave et irréversible ou d’une maladie incurable et mortelle, suite à un arrêt très contesté de la Cour constitutionnelle ».

               Parmi les requérantes, certaines étaient enceintes, d’autres non. Toutes affirmaient que la suppression de cette clause violait leurs droits, notamment l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, et leur droit à la protection de la vie privée.

               De nombreux tiers-intervenant ont présenté leurs vues. Les anti-choix étaient représentés par plusieurs organisations. Les intervenants pro-choix étaien bien plus nombreux.

               Un groupe d’ONG a déclaré que « les femmes en âge de procréer appartenaient à une catégorie de personnes qui risquaient d’être directement et gravement lésées par les interdictions légales de l’avortement, qu’elles soient ou non enceintes ou qu’elles cherchent à avorter. Les soins liés à l’avortement constituent un élément essentiel des soins de santé dont seules les femmes en âge de procréer peuvent avoir besoin. »

Les experts de l’ONU ont précisé « qu’il existait un consensus international clair sur le fait que les États devaient en principe autoriser l’avortement, y compris en cas de grave déficience fœtale, et dépénaliser l’avortement en toutes circonstances, faute de quoi ils violeraient non seulement le droit à la vie privée, mais aussi le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants, ainsi que le droit à l’égalité et à la non-discrimination. »

2. Un excès de formalisme de la Cour EDH

Cependant, la CourEDH a déclaré la requête irrecevable en refusant de reconnaître le statut de victime aux requérantes.

Adoptant une interprétation rigide et formaliste de cette condition, la Cour a jugé que les requérantes « n’ont pas apporté de preuves convaincantes qu’elles couraient un risque réel d’être directement affectées par les amendements introduits par l’arrêt de la Cour constitutionnelle », et que ces restrictions n’ont que des « conséquences hypothétiques sur la situation personnelle des requérantes, et ces conséquences semblent trop lointaines et abstraites pour que les requérantes puissent prétendre être des “victimes” au sens de l’article 34 de la Convention ».

Ce faisant, la Cour a jugé de manière abstraite, sans prendre en compte la réalité du droit relatif à l’avortement en Pologne, ni la manière dont les restrictions ont été adoptées.

En effet, l’exception de malformation ou maladie incurable du fœtus a été supprimée par un arrêt de la Cour constitutionnelle, qui subit de graves dysfonctionnements depuis que le gouvernement et la majorité en ont de fait pris le contrôle et mis fin à son indépendance. La CourEDH elle-même avait jugé que la Cour constitutionnelle polonaise de pouvait plus être considérée comme un « tribunal établi par la loi » au sens de l’article 6 CEDH (droit à un procès équitable)[1]. Qu’une régression aussi grave du droit à l’avortement ait été décidée de manière autoritaire, en contournant le législatif, aurait dû influencer l’appréciation des juges.

Surtout, en refusant de reconnaître la qualité de victimes aux requérantes, la CourEDH a fait le choix d’une interprétation conservatrice de sa propre jurisprudence. Outre les victimes directes, « un individu peut néanmoins faire valoir qu’une loi viole ses droits en l’absence d’un cas spécifique d’application, et donc se prétendre “victime”, au sens de l’article 34, s’il est tenu soit de modifier son comportement sous peine d’être poursuivi, soit s’il fait partie d’une catégorie de personnes qui risquent d’être directement affectées par la législation. »[2]

Un arrêt de 1992 contre l’Irlande avait reconnu la qualité de victime à deux femmes irlandaises en âge de procréer qui contestaient l’interdiction d’émettre par radio des informations sur les possibilités d’obtenir une IVG en Grande-Bretagne. La Cour avait alors jugé qu’ « il n’est pas contesté qu’elles appartiennent à une catégorie de femmes en âge de procréer susceptible d’être affectée par les restrictions imposées par l’injonction. Elles ne cherchent pas à contester in abstracto la compatibilité du droit irlandais avec la convention puisqu’elles risquent d’être directement lésées par la mesure incriminée. Elles peuvent donc se prétendre “victimes” »[3]

Dans cette affaire, les huit requérantes affirmaient être des « victimes potentielles », comme « toutes les femmes en âge de procréer », toutes « soumises à des réglementations nationales universellement applicables en ce qui concerne la disponibilité de l’avortement ». En conséquence, « elles doivent adapter leur conduite aux conditions créées par la loi et en tenir compte lorsqu’elles font des choix en matière de procréation. La nécessité d’adapter sa conduite dans la sphère la plus intime de la vie personnelle fait clairement des femmes des victimes potentielles dans les situations où la loi a fixé des conditions strictes à l’avortement ou lorsque celui-ci est de facto impossible dans la pratique ».

               De fait, la CourEDH a ignoré la réalité de la situation en Pologne. A l’argument de plusieurs requérantes qu’elles craignaient une grossesse à cause du manque d’accès aux soins si leur santé ou leur vie venait à être en danger, la Cour a répondu que l’avortement médical était toujours légal dans ces cas. Or, l’actualité montre que s’il est légal, il est de fait très difficilement accessible. Plusieurs femmes sont décédées à l’hôpital public depuis octobre 2022, suites à des complications facilement évitables. De peur de poursuites judiciaires, les médecins attendent autant que possible avant de réaliser un avortement pour sauver la vie de la femme enceinte. Il existe de fait une interdiction quasi-complète de l’avortement en Pologne. La Cour a manqué une occasion d’être à la hauteur de son rôle de gardienne des droits fondamentaux en Europe.

note de François Finck, Centre d’Action Laïque


[1] Xero Flor w Polsce sp. z o.o. c. Pologne, 7 mai 2021

[2] A. M. para. 72

[3] Open Door and Dublin Well Woman v. Ireland, arrêt du 29 octobre 1992, §44