Etre Français, c’est être Européen. C’est un fait qui demande à être assumé. Il implique de réfléchir sur l’Europe avec un esprit à la fois critique et constructif. La distinction, élémentaire, entre l’Europe et l’Union européenne est décisive. Le raccourci consistant à dire ou écrire « l’Europe » pour « l’Union européenne » est une source constante de confusion. Pour cerner l’identité européenne et se construire un destin, il faut d’abord avoir conscience d’être Européen au sens historique et géographique le plus large. Et refuser de voir d’autres forces que les nôtres s’arroger le droit de décider de l’avenir de notre civilisation. L’Europe des humanistes fut celle de la Renaissance qui redécouvrait ses racines grecques et latines antiques et s’élançait vers l’avenir avec audace. Saurons-nous construire une nouvelle Renaissance ?
Etre Européen aujourd’hui, c’est être mis au défi. On l’entend de toutes parts : après avoir été maîtresse du monde, l’Europe est une partie du monde. Une évolution légitime : tous les peuples ont leur place dans ce que Fernand Braudel appelait la grammaire des civilisations. Elle ne doit pas être une régression. Un universitaire indien professeur de civilisation et d’histoire du Sud asiatique à l’Université de Chicago, Dipesh Chakrabarty, a écrit en 2000 un livre intitulé « Provincialiser l’Europe ». Un livre touffu, parfois confus, mais intéressant. L’auteur réfléchissait aux relations entre les mondes européen et indien en confrontant des intellectuels de toutes origines. Son titre est devenu un slogan réducteur et agressif au sein la mouvance postcoloniale des deux côtés de l’Atlantique. Nous devons y répondre.
L’Europe dans le monde
Bien au-delà de cette réponse, c’est la question de l’identité européenne que nous devons nous-même poser. Pour se faire, il faut prendre de la hauteur géographique et historique, et relire les bons auteurs. Distinguons donc d’abord l’Union européenne et l’Europe. On peut avoir bien des avis sur l’Union européenne, sa construction, son fonctionnement et ses orientations actuelles. Elle existe. Et elle est loin d’être négligeable. L’Union européenne compte 27 Etats peuplés de 446 millions de personnes. Elle est née en 1957 de la réunion de six Etats au sein de la Communauté Economique Européenne. Le PIB de l’UE est comparable à celui des USA et à celui de la Chine. La France assure la présidence actuelle sous l’égide du triptyque : « Relance, Puissance, Appartenance ».
L’Europe géographique, de l’Atlantique à l’Oural, compte 45 Etats, 48 si on inclut les Etats caucasiens. Elle a une superficie d’un peu plus de 10 millions de kilomètres carrés. Pourtant l’Oural n’est qu’une frontière conventionnelle, datant du milieu du XIX° siècle. Moins élevé que les Vosges, avec les mêmes êtres humains, voire les mêmes faune et flore, de chaque côté. La pointe extrême de la grande Europe, comme on l’appelle couramment, est de fait Vladivostok, depuis que sa région a été achetée par les Russes en 1858. La grande Europe porte bien son nom: avec plus de 22 millions de kilomètres carrés et 740 millions d’habitants.
Il faut enfin intégrer un autre fait d’importance: le monde compte plus d’un milliard d’Européens, en incluant les diverses populations d’origine européenne installées en Amérique du Nord et du Sud, en Asie du Nord, en Afrique du Sud, en Australie, en Nouvelle-Zélande… L’ensemble de leurs descendants, qui constituent la diaspora européenne, est évalué à environ 500 millions de personnes. Bien évidemment ces personnes, dont les familles sont arrivées sur d’autres continents parfois depuis des siècles, se considèrent comme des autochtones. L’humanité, plus de sept milliards d’êtres humains, compte 1,2 milliard d’Européens.
L’identité européenne
A l’ampleur géographique de l’Europe correspond une profondeur historique. Denis de Rougemont fut un universitaire, écrivain et essayiste suisse passionné par l’Europe. Il a pu intituler un de ses livres « Vingt-huit siècles d’Europe. La conscience européenne à travers les textes. D’Hésiode à nos jours ». En 1946 il organise à Genève des rencontres internationales intitulées « L’esprit européen ». Elles rassemblent la fine fleur des intellectuels de l’époque : Georg Lukacs, Stephen Spender, Georges Bernanos, Jean Wahl, Karl Jaspers, Jean Guéhenno… En quoi cet esprit européen fonde-t-il nos libertés politiques, sociales et culturelles ?
Les nombreux ouvrages de Denis de Rougemont sont tous accessibles grâce à l’Université de Genève. S’ils sont datés pour avoir été écrits après la deuxième mondiale, lors de la confrontation entre les USA et l’URSS, leur inspiration profonde et ses arguments restent éclairants pour les Européens actuels. Denis de Rougemont affirme avec humour et concision : « Je pense, donc j’en suis… ». Il développe les raisons de l’engagement européen dans sa « Lettre ouverte aux Européens » sous forme de dilemme :
– « Ou bien vous êtes Français d’abord et à jamais, ou Tchèques, ou Suisses, et vous croyez devoir à cause de cela refuser l’union de l’Europe. Mais un jour vous découvrirez que vous n’êtes plus réellement Français, Tchèques ou Suisses, que vous ne l’êtes plus qu’à titre honorifique, par simple routine administrative survivant aux conditions de fait, comme il arrive, car vous serez Américains ou Soviétiques par allégeance obligatoire, économique, sociale ou idéologique ». Aujourd’hui nous dirons : noyés dans la mondialisation.
– « Ou bien vous choisissez l’union de l’Europe, et vous fondez le seul pouvoir capable de sauvegarder votre être national et régional, vos manières d’être différents, votre droit à rester vous-mêmes. En d’autres termes : si vous n’existez pas en tant qu’Européens, vous n’existerez plus, ou pas longtemps, en tant que Français, Tchèques ou Suisses. Vous serez colonisés l’un après l’autre, et insensiblement dénaturés par le dollar… ».
Entre mille auteurs possibles pour aller plus loin, nous lirons une des plus brillantes et des plus profondes : Marguerite Yourcenar. Ses « Mémoires d’Hadrien » font partie des chefs d’œuvre de la littérature européenne. En voici un extrait, qui donne à sa façon une définition de l’identité européenne. Hadrien : « Humanitas, felicitas, libertas (Humanité, bonheur, liberté): ces beaux mots qui figurent sur les monnaies de mon règne, je ne les ai pas inventées. N’importe quel philosophe grec, presque tout Romain cultivé se propose du monde la même image que moi… Je me félicitais que notre passé fut assez long pour nous fournir d’exemples, et pas assez lourd pour nous en écraser; que le développement de nos techniques fut arrivé à ce point où il facilitait l’hygiène des villes, la prospérité des peuples, et pas à cet excès où il risquerait d’encombrer l’homme d’acquisitions inutiles; que nos arts, arbres un peu lassés par l’abondance de nos dons, fussent encore capables de fruits délicieux. Je me réjouissais que nos religions vagues et vénérables, décantées de toute intransigeance ou de tout rite farouche, nous associent mystérieusement aux songes les plus antiques de l’homme et de la terre, mais sans nous interdire une explication laïque des faits, une vue rationnelle de la conduite humaine ».
A nous de prendre en mains notre destin, de refuser toute aliénation culturelle, toute soumission économique, d’agir et de décider en citoyens conscients, d’illustrer l’humanisme européen… dans un monde divers et conflictuel.
Charles Conte
Edition des Cercles Condorcet, affiliés à la Ligue de l’enseignement